Note : ce texte a d’abord fait l’objet d’une publication dans la revue Possibles. V.46, N.02 – Automne 2022
Dès la dédicace — « Aux veilleurs, aux féroces //Aux pierres qui pleuvent / sur nos corps » —, nous entrons dans un univers où la souffrance consentie sera reine et maîtresse. Puis, le texte d’ouverture en toute logique poétique abonde dans le sens de la dédicace. Cette brève introduction, tel un argument, présente le programme de l’œuvre qui, bien qu’exemplaire en ses qualités littéraires, paraît secondaire en regard du processus d’introspection qu’y entreprend le poète. Le recours au poème apparaît chez lui comme l’instrument majeur d’une quête, laquelle sans le poème ne saurait cependant être poursuivie. La parole poétique, sans doute ici davantage que chez la plupart des poètes, me paraît indissociable de l’aventure entreprise par Asselin. Sa démarche fait songer à celle d’un Rimbaud qui réclamerait l’accès à un inconnu cette fois majoré, augmenté de la part la plus négative que l’inconnu puisse receler, celle que l’on dit maudite. Avec Asselin, nous ne sommes pas loin des verrues de « l’homme aux semelles de vent ». On se souviendra de la Lettre du Voyant : « Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. » C’est que le geste poétique chez Asselin consiste à se jeter corps et âme dans les entrailles de la Terre, dans le feu profond de sa nuit, convoquant et non fuyant la dévoration, appelant de tous ses vœux l’anéantissement qui s’ensuit. On verra là une épreuve d’épuration, un passage obligé par la perte et la souillure, dont finalement naîtra une certaine beauté, fleur du mal en quelque sorte, dont à la fin témoigneront la joie et la légèreté d’un corps dansant au-dessus de ses propres cendres.
De cette saison en enfer, l’exergue de la première section du recueil témoigne éloquemment. La citation empruntée à Henri Michaux provient de « Paix dans les brisements », titre qui conviendrait parfaitement au livre d’Asselin. Il y est question de « l’abandon de l’empire de moi », l’être est « éclairé par ce qui [l’] éteint. Asselin refuse pareillement la posture du sujet-maître régulant ses actions et pensées à partir d’un modèle préexistant, imposé par une loi externe. Il confie plutôt la gouverne de son esprit et de son corps aux instances de l’ombre, à ce qui est sombre lorsque justement l’esprit sombre au plus profond de ses abîmes, « éclairé, écrit Michaux, par ce qui m’éteint /porté par ce qui me noie ». Ces vers « corroborent » les derniers mots du poème liminaire : « Rien ne nous sera épargné quand trembler accomplit des miracles. » Du pire (les brisements) découleront les miracles de la paix retrouvée ou du moins appelée dans le dernier poème du recueil où se trouve formulé un souhait, où brille une lueur d’espoir : « J’aimerais que vivre nous arrive /plus souvent, que vivre arrive / comme une balle dans le cœur, / une charge de gnous à queue noire / au cœur du cœur. // On ne pourrait plus oublier / de danser. // Il ferait beau / jusque dans la peur. »
Mais avant « que vivre nous arrive », avant la danse, avant que le soleil ne rayonne au cœur de la peur, il y a, poème après poème, cette descente au plus creux de soi dont il faut préciser le comment et le pourquoi. J’ai laissé entendre le performatif, le « dire c’est faire » qui à mon avis est l’une des principales caractéristiques de la poésie d’Asselin. Or comment et pourquoi ce dernier écrit-il ? Son recueil répond à cette question.
Écrire pour lui est d’abord une affaire de débâcles, de chute, de descente. Il s’agit pour le poète de « dire / cette fête qui saigne / comme un couteau qu’on berce / au fond d’un puits. » L’oxymore joint les contraires. On dansera malgré la peur, la fête saignera et curieusement, à l’opposé du « bon sens commun », le couteau deviendra objet de notre attention et de notre tendresse : « Il faut aimer nos blessures, / les portes qu’elles ouvrent / au plus noir de nous. » C’est que le poème « n’est pas une parole, mais un silex, une effraction », d’où la langue souvent fracturée, fissurée, malmenée en ces poèmes puissants et fortement expressifs, assez proches de ceux qu’écrivit naguère Antonin Artaud. Il faut comprendre que notre auteur ne produit pas de jolis poèmes. Il se méfie du savoir et sans doute également du « savoir-faire poétique », préférant frayer lui-même sa voie avec des mots qui heurtent en lui tombant dessus dans le sens de la chute, car le poète garde présent à l’esprit le fort désir qu’il a de retrouver la bête qui sommeille au plus profond de son être. Il écrit : « Le cœur a bougé / dans la bête / que j’essaie / de faire exister. // Je n’ai pas besoin de savoir. // Juste de sentir. » Le thème de la descente est partout présent dans son recueil, il apparaît même dans les remerciements qui lui font suite, alors que le poète remercie une personne qui lui est chère pour la patience dont elle fait preuve « chaque fois qu’écrire commande et me vole, le temps d’aller au gouffre et de revenir. »
À quoi rime la poésie ? Chez Asselin, écrire, c’est « aller aux gouffres ». Tel Prométhée voleur de feu, le poète entreprend une quête : « Il y a des phrases égarées dans la chair / dont il faut savoir se séparer à temps, / des lignes de codes corrompues / à extirper de toute urgence / du corps profond / où trop d’entre nous / ne descendent jamais. // J’écris pour ne pas devenir le mort / du récit tapi en chacun, / mettre en garde / contre ce qui dort / collé aux bribes du roman / coincé dedans. » En plongeant au fond de soi, au risque de se noyer — et cela encore une fois n’est pas sans faire songer au Rimbaud de la lettre à Paul Demeny — il s’agit d’arriver à l’inconnu afin d’en remonter à la surface une forme de conscience, de connaissance.
Asselin est un poète moraliste, non pas moralisateur. Il est lucide. Çà et là, il recourt au mode impératif, s’adressant alors à un tiers ou au lecteur, voire à lui-même. L’impératif est, entre autres, le mode du conseil. Dans ce recueil où le mot « devoir » apparaît à quelques reprises (« Veiller ressemble à un devoir »), l’impératif manifeste une posture morale. On a beau vouloir s’en tenir au « sentir » de la bête première que l’on abrite au fond de soi, un « savoir » également nous anime. Lorsque le poète écrit « Apprends à te noyer dans plus grand / plus vaste, plus large », c’est l’expérience qui le fait ainsi s’exprimer. Et de conclure son poème en assurant son interlocuteur : « Tu sauras aller vers ta mort / et chanter, démasqué. » Tel est le sens du devoir.
Malgré leur fatalisme, les poètes maudits en viennent à appeler le bleu du ciel. Asselin écrit : « Nous sommes des aventures / sans fin, sans remède, / sans raison, sans issue. » Et encore : « On ne s’en sort pas, / on vit cassé, comme on peut, / bancal et trombe. » Malgré de tels constats, il écrit : « Une foi sommeille / dans les poubelles de l’histoire / que nous habitons / comme si nous n’y étions pas. » Cette foi aura le dernier mot dans ce recueil.
Au nom d’un idéal dont le poète ne dit pas tout, mais qui, à la fin, entraîne à la danse, le poète se confronte à ce qui l’anéantit, car « trembler accomplit des miracles » Dans l’un de ses très beaux poèmes, allant au-delà de la morale étriquée, conservatrice, à courte vue, Asselin recommande à son alter ego de rester « fidèle aux fautes qui tachent [ses] années. » Il poursuit : « Le blanc n’est pas une couleur humaine / mais le refus de tremper dans la gouache d’ici. / Exister n’est possible qu’à salir ton idée. » Ce poème se termine ainsi : « Comment te repentir / des failles qui t’enfantent? »
Asselin donne un mot d’ordre : « renonce les juges que la morale invente. » De même qu’il est une théologie négative, il existe une morale négative, une morale fondée sur cela qu’en creusant, ainsi qu’un couteau creuse une plaie, l’on fait surgir de ses propres entrailles.
Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015.
Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. »
L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ».
Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV.
À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.
Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. »
Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans.
De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. »
Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. »
Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses.
Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. »
La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »
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Une réflexion sur « Guillaume Asselin : Frondes : Poésie : Éditions Mains libres : 2022 : 114 pages »
Est-ce que le style de ce poète pourrait s’apparenter au death heavy metal de la musique populaire actuelle?
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