
« Cela s’est passé dans la nuit de la Pentecôte, un 18 mai, en l’année du centenaire de la mort de Thérèse … » Dans Le danger du divin, le poète relate l’événement. Il sera déterminant. Nous sommes en 1997. Le moment est crucial. Pour Fernand Ouellette, il s’agit d’une radicale croisée des chemins. Il y a eu un avant, il y aura désormais un après.
Dans les mois qui suivirent cet événement, Fernand Ouellette publie Au-delà du passage. Il s’agit d’un recueil de poésie. Il faudra attendre huit années avant qu’il publie à nouveau un livre de poèmes. Ce sera L’Inoubliable. Pour autant, malgré la mise en veilleuse de ses écritures poétiques, durant ce long laps de temps l’auteur se montrera prolifique. Si l’on excepte la parution de Choix de poèmes (1955-1997), une anthologie présentée par Georges Leroux, les ouvrages que Ouellette fera alors paraître auront tous trait à la foi. Déjà, un an auparavant, il avait livré son essai sur Thérèse de Lisieux. Le livre avait amorcé une longue et fructueuse collaboration avec la maison Fides. Je serai l’amour (1996) offrait alors en quelque sorte les prémices du retournement à venir.
Pour sa part, paru un an plus tard, immédiatement après cette extraordinaire nuit de la Pentecôte, Figures intérieures ne pouvait relater l’événement. Néanmoins, cet essai écrit antérieurement fournissait lui aussi par avance des éclaircissements sur la nature de la mutation profonde relatée plus tard dans Le danger du divin. Cette mutation, le poète venait de la subir, de l’accueillir dans la joie. C’était une joie comparable à celle que Pascal avait éprouvée dans des circonstances analogues, soit celles de sa conversion. Dans son Mémorial, écrit durant cette Nuit de feu, l’auteur des Pensées s’était écrié : « Joie, joie, joie, pleurs de joie. »
L’Inoubliable fait immédiatement suite au Danger du divin. Trois années séparent les deux livres. Avec ce volumineux recueil, l’auteur renoue avec la poésie. La publication de L’Inoubliable s’échelonnera sur une période couvrant les années 2005-2007. En fait, il s’agit d’un ouvrage d’autant plus monumental qu’il est constitué de trois tomes tous aussi denses et imposants les uns que les autres. Ces tomes sont présentés comme étant des chroniques. La première chronique, celle dont il sera ici question, compte 335 pages, pour un total de 136 poèmes. Les deux autres chroniques dépassent chacune les 200 pages. C’est dire que nous avons affaire à une somme. L’aventure me paraît exceptionnelle. J’ignore si au Québec ou ailleurs d’autres poètes ont entrepris d’ériger des chantiers aussi ambitieux. À dire vrai, je parierais que non.
Huit années, donc, sans écrire ou à tout le moins sans publier de poésie, mais à consacrer ses énergies à la rédaction d’ouvrages traitant du sacré, du Royaume, de la Croix, pour tout dire, de l’expérience de Dieu. Il y a là de quoi méditer.
Ma question, en ouvrant le premier volume de l’Inoubliable portait sur le continu et le discontinu dans l’œuvre poétique de Ouellette. Y avait-il, suite à sa nuit de la Pentecôte, rupture, transformation radicale dans le propos et la manière du poète ? Je n’émettais aucune hypothèse, je ne pouvais que conjecturer. Il me semblait, du moins c’était mon intuition, que j’allais découvrir dans ce nouveau recueil un nouvel homme, un autre poète, le même, mais altéré ; que dans ses poèmes se manifesterait la récente métamorphose opérée en son être.
J’étais curieux de suivre son trajet, d’aller plus avant sur ses traces, afin de mieux saisir en quoi l’expérience de Dieu avait ou non modifié sa poétique, modifié la substance de sa poésie. En d’autres mots, la différence entre l’œuvre d’avant et celle d’après la nuit où il reçut le don de force, la différence entre le poète chrétien qu’il avait toujours été et le chrétien poète qu’il se disait être désormais était-elle véritablement marquée dans L’Inoubliable ? Et si oui, en quoi ?
À ce point-ci de mon étude, il serait prématuré de chercher à répondre à cette question. Je crois, du reste, qu’elle ne peut être posée. Du moins, à ce stade-ci de mon travail, je ne puis y répondre. Voici pourquoi. Cela nécessiterait que je puisse référer en connaissance de cause à Au-delà du passage. Ce recueil, publié en 1997, est paru sept ans après Les heures. En diffère-t-il peu ou prou ? Je ne saurais dire. Dans les extraits que fournit Choix de poèmes (1955-1997) — on compte 13 poèmes —, le poète me semble chrétien et le chrétien me semble poète. C’est dire que la continuité se manifeste à travers ce recueil autant qu’à travers les précédents et les ultérieurs.
Du reste, Les heures, sans doute le plus célébré des recueils de l’auteur, déjà tranchait sur ses œuvres antérieures, surtout celles regroupées en 1972 dans Poésie (1953-1971). Les heures étaient l’œuvre d’un homme mûr. En quoi cet ouvrage manifestait-il des différences notables avec Ici, ailleurs, la lumière (1977) et En la nuit, la mer (1981) ? Les extraits de ces œuvres figurant dans Choix de poèmes (1955-1997) manifestent-ils une évolution dans la manière du poète. Je crois que oui.
En posant ces questions, je me trouve à révéler la grande étendue de l’œuvre du poète. Or c’est une œuvre que pour ma part je pratique à rebours. J’ai beau avoir lu abondamment les poèmes de celui que j’appellerai le premier Ouellette, c’est à partir d’Où tu n’es plus, je ne suis nulle part et surtout de Vers l’embellie que j’en remonte le cours. La question, plus pertinente cette fois, serait de chercher à savoir si ces deux recueils, soit les deux derniers du poète, ont des traits communs avec L’Inoubliable et les ouvrages qui suivirent de 2005 à 2017. Pour ce qui est d’Avancées vers l’invisible, on peut affirmer que des liens solides unissent ce recueil aux œuvres dédiées à la mémoire de l’épouse du poète. Ces liens, je les ai mis en valeur dans une récente étude. Je me bornerai à y renvoyer. Il est temps maintenant d’ouvrir L’Inoubliable et d’en faire la présentation.
Sur le mode de la recension, lequel diffère passablement de celui de l’étude, il importe de mentionner les caractéristiques principales de l’ouvrage. J’en ai mentionné quelques-unes, dont ses imposantes dimensions. L’auteur de Journal dénoué rédige au début des années 2000 ses poèmes à un rythme régulier, à peu près quotidien, d’où sans doute cette appellation de chronique, laquelle renvoie à une certaine régularité dans le débit des parutions, ici dans la création des écrits. Songeons, par exemple, aux chroniques que tiennent les journalistes dans les médias. Cette assiduité favorise ce que l’on pourrait appeler la suite dans les idées, la poursuite ici d’un périple, de ce que plus tard le poète nommera « avancées » ou « trajets ». C’est moins une pensée qui se poursuit à travers ces poèmes qu’un exercice spirituel visant à témoigner des aléas du parcours. Ce parcours est fait de hauts et de bas. Dans L’Inoubliable, autant que dans les deux derniers recueils du poète alternent des moments de pierres et des moments de ciel bleu.
On l’aura compris, le poète tient ici une manière de journal. Il y consigne au jour le jour, ou peu s’en faut, ses déchirements intérieurs, les empêchements, les travers que mettent sur sa route les leurres, les illusions, les mauvais souvenirs, les désespoirs et les nombreux anéantissements qui l’abattent. Il y glorifie le faîte, la suprême embellie que célébrera son tout dernier recueil.
Le poème intitulé « Parages du désert » (page 93) commence par les vers suivants : « Je reprends des cheminements / Qui semblent obsessifs. / Je vais à nouveau vers la contrée / Possible des origines. »
Dans sa trajectoire, le poète entreprend un éternel retour à l’origine tel qu’elle se manifeste dans « la seule verticalité du bleu » (page 285). À la page 289, il écrit : « On ne réussit guère /Qu’à revenir sur soi-même / Au long de jours interminables, / En se lissant bien près de l’âtre, / Loin des peurs craquantes, / Des éclats divins qui peuvent tout mettre à nu. »
Ces retours se modulent sur le modèle de l’alternance du jour et de la nuit. Chaque matin, le poète reprend sa tâche de pèlerin. Il se présente au rendez-vous que lui fixe la mer intérieure ou symbolique, laquelle mer est également la mer elle-même, tel que dans l’esprit elle se présente à la mémoire. Toujours, il y retourne, afin d’honorer également les sommets les plus élevés, le soleil et les oiseaux inaugurant le processus de l’élévation. Plus que de simples « signifiants », les mots qu’emploie le poète, dont celui de « bleu », sont pour lui des réalités. Il les a entrevues dès l’enfance, dès l’origine, et à jamais fut ainsi déterminée l’espérance en lui de les atteindre enfin.
Dans ces chroniques poétiques, Ouellette ainsi que dans un journal intime noue et renoue avec « des cheminements / qui semblent obsessifs. » L’Azur mallarméen, mais ici vécu et ressenti de façon positive, le hante. On ne s’étonnera pas de le voir évoquer au jour le jour les scintillements de cet azur, tout en déplorant ce qui en l’œil (celui de sa conscience malmenée) et sous l’œil (le monde immédiat dans sa brutale matérialité) en perturbe la vision.
Ouellette tient un journal intime où le fait divers n’a aucune espèce d’importance. Il se montre très discret lorsqu’il évoque ce qu’il appelle ses heures. De sa poésie, l’anecdote est absente. « Tout était parti de quelque horreur, / D’un lointain fait divers ». On n’en saura guère davantage. Nul exhibitionnisme ici. Ouellette est un poète qui se livre entièrement, non comme je viens de le mentionner sur le mode de l’anecdote ou de la confidence, mais à travers un corps-à-corps avec le mal qui le ronge, avec la souffrance qu’il combat, car cette souffrance est un empêchement : elle lui barre la route, l’entrave, l’alourdit, tend à le paralyser, à le réduire à une forme d’empierrement.
Toujours, en lisant L’Inoubliable, nous sentons que le poète se met à nu. C’est qu’il s’abandonne entièrement à l’expression de ses tourments et de son espérance. Comprenons-nous bien, Ouellette qui entreprend d’accomplir une œuvre littéraire, s’adonne à l’écriture du poème non pour faire son portrait, non pour rédiger un poème, mais afin d’avancer spirituellement en poésie, grâce au pouvoir des mots, d’avancer vers l’invisible, dans la direction de l’embellie. Son but n’est jamais d’aménager un plaisant paysage poétique, pas d’offrir un bel objet esthétique rehaussé d’ornements subtils — la beauté du poème venant de surcroît. Le poème, chez lui, est un acte de création réfléchie offrant un miroir de mots où apparaît le poète, osons le dire, tel qu’en lui-même. Le miroir des chroniques nous donne à voir l’homme, mais cette entreprise n’a rien de narcissique. Ce n’est pas pour se montrer que Ouellette écrit de la poésie, pas pour se révéler ou dévoiler ses secrets. Si dans son écriture on le perçoit tout entier, si l’on sent sa présence, force est de constater que ses poèmes ont essentiellement pour but de lui permettre d’accomplir sa quête. Ils ne correspondent pas, je le rappelle, à des exercices de style, mais bel et bien à une entreprise spirituelle.
L’Inoubliable renvoie à l’origine et à la fin. Ce qui dès l’enfance a été entrevu ne peut-être oublié. Rendez-vous est fixé afin de le ressaisir là-haut dans le Très-Haut. La promesse d’avenir ressuscite la vision originelle. Voilà qui fait une bien pauvre synthèse de ce qu’évoque ce titre. Nous aurons éventuellement à revenir sur la portée d’un tel titre.
Je n’ai pas souligné suffisamment l’originalité de ce recueil. Il aurait fallu à tout le moins dire à quel point il regorge de beautés, certains passages témoignent d’une étonnante inventivité poétique. Le lecteur pressé ne remarquera peut-être pas l’ampleur de sa richesse, la hauteur des idées, la splendeur de l’écriture. Il convient de lire au jour le jour ce qui a été écrit jour après jour. Il faut aussi garder en mémoire le début du poème intitulé « Les mots, la terre » (page 259).
Certains mots, à peine proférés,
Prennent feu. Ou s’essorent,
Choisissent le courant de ciel le plus immatériel,
Ou se taisent profond en mer,
Comme des perles attendent l’audacieux
Qui va sonder les abysses.
On aura compris que si la « magie » opère ou, si l’on préfère, si la rencontre a lieu entre nous et les mots du poète, il est aussi possible que cette communication soit brouillée. Le poème coule au fond de l’eau. Seul le lecteur audacieux en plongeant peut en raviver les perles et pierreries. Car (page 312) : « Tout mot ne peut réfléchir son cristal, / Propager sa résonance, / Que si l’oreille, le cœur s’illuminent / À son contact. »

«Seul le lecteur audacieux en plongeant peut en raviver les perles et pierreries.»
C’est bien ce que tu es.
Tu n’as de cesse, malgré pour moi l’aridité et la complexité de l’oeuvre, de nous vanter la beauté et l’immensité de la poésie de Ouellette.
Sûrement un grand, qui grâce à un autre grand réussit à mieux nous atteindre.
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Question de taille, je ne peux me prononcer que sur la sienne. Ouellette est effectivement un grand poète. Mon commentaire sur « Chronique ll » paraîtra dans les heures qui suivent. Merci Laurent pour ton assiduité.
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