La route est une métaphore. Comment dire plus simplement le cheminement de la conscience ? le parcours d’une existence ? la trajectoire d’une vie ? Ces expressions, on le voit bien, sont redondantes, équivalentes. Cheminement, parcours et trajectoire appartiennent au même champ lexical. En tant que métaphore, ils miment le déroulement d’un long ruban sur lequel apparaissent en creux et en apex les moments importants et significatifs qu’une mémoire a su enregistrer. Qui vient de loin, au propre comme au figuré, évoque un périple, se revoit concrètement et psychiquement engagé sur les sentiers où pas à pas au fil de la marche s’est constitué l’être qu’au bout du compte il est devenu. Se raconter, c’est toujours forcément rebrousser chemin, faire marche arrière afin d’aller au-devant de soi ; c’est tout reprendre du début, en suivant ses propres traces, en se remémorant les étapes de la route parcourue depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; c’est témoigner de ce qu’aura été son voyage et produire finalement un bilan de vie.
Une longue route pour m’unir au chant français est un titre on ne peut plus approprié. Il est juste pour les raisons que voici. D’abord, parce qu’une autobiographie retrace comme je viens tout juste de le mentionner la trajectoire d’une vie. Dans le cas de François Cheng, cette vie a été longue. L’homme est aujourd’hui un vieillard. Il a traversé le temps, quasiment tout un siècle. La route qu’il a parcourue en termes d’espace a elle aussi été longue ; elle l’a conduit de la Chine, son lointain pays natal, jusqu’en France, son pays d’adoption. De Chinois qu’il était, François Cheng est devenu Français ; mais tout Français qu’il soit devenu, l’homme est toujours demeuré profondément Chinois, fidèle à ses racines, bien qu’ajoutant, par un savant quoique sensible marcottage, les apports de la culture européenne à un héritage oriental qu’il a toujours su honorer, voire cultiver.
Cette longue route réfère, nous allons bientôt nous y attarder, à un apprentissage, à une lente appropriation langagière. La métamorphose de l’homme qu’allait devenir François Cheng s’est accomplie sur le territoire de la langue française et son but était alors une incorporation, celle qui justement le conduirait à s’unir au chant français ou, si l’on préfère, à la poésie française. Ce que ce titre annonce, c’est toutefois moins le passage du poème idéogrammatique au poème syllabique, moins ce passage qu’une rencontre, qu’une communion intégrant ces deux systèmes d’opération scripturale. À ce titre, un coup d’œil à la couverture de l’ouvrage permet de découvrir le mariage de ces deux modes d’expression (le système idéographique et celui de l’écriture alphabétique).

Dans un tout petit carré faisant à peine cinq ou six centimètres (je ne parviens pas ici à lui donner sa taille réelle), sur la couverture donc, apparaît sous deux formes distinctes, mais reliées, réunies, le nom de l’auteur en français et, je suppose, en mandarin, ce qui pourrait pu être son nom. Or il n’en est rien, ce signe exprime tout autre chose. François Cheng en chinois s’écrivant plutôt de la manière suivante : 程抱. Cela diffère de l’idéogramme présent dans le carré. Quoi qu’il en soit, l’effet obtenu est réussi en ce que le nom de l’auteur en français voisine avec la présence d’un signe provenant de sa culture d’origine. L’ouvrage ne fournit aucun renseignement relatif à la signification de ce signe, si c’en est un. Il n’est toutefois pas interdit de voir en cette illustration une manière de symbole renvoyant à ce qu’aura tenté d’accomplir sur sa longue route le créateur qu’est François Cheng, lui qui s’est exercé sa vie durant à traduire en français des poètes chinois et, dans le sens inverse, des poètes français en chinois. J’imagine que la calligraphie, ce petit carré, a été réalisée par le poète lui-même. Une chose est certaine, le rouge sang de son encre fait tout à fait sens, car c’est somme toute d’une vie qu’il est question dans cet ouvrage, d’une vie durant laquelle le chant français s’est substitué au chant natal, bien qu’en ce chant second coule toujours le sang de l’origine.
Dans la préface qu’il rédigea à l’occasion de la parution des œuvres poétiques de François Cheng dans la collection « Poésie / Gallimard », André Velter rappelle que le parcours du poète l’aura conduit à mettre au point un « alliage », une « alliance ». Il présente Cheng en l’associant à la figure de l’alchimiste. Le poète à ses yeux est parvenu à « changer de l’or en or ». Ce n’est pas rien, cet or premier n’étant rien moins qu’une parole poétique chinoise (un système avec tout ce qu’il implique de mentalité, d’âme et de philosophie) s’infiltrant, se distillant au sein du mode d’expression poétique français (un second système ou, si l’on préfère user d’une terminologie moins froide, moins technique, une sensibilité et une vision du monde françaises et européennes). Velter écrit : « Tout en rendant accessible (sic) à ses étudiants les voies de la culture chinoise, il ne cessait d’approfondir le dialogue, qui, en lui, s’était noué entre les deux langues dont il était maintenant le sujet plutôt que le maître. »
Le préfacier parle d’une lente ascèse, d’une expérience « laissant sourdre mot à mot une langue neuve à la source même d’une langue apprise, sans oublier un instant le dessin et la rumeur de la langue première. » Du côté de la poésie, et plus précisément de la « voie orphique », l’ascèse, le travail alchimique à l’œuvre chez Cheng, correspond à ce que Velter identifie comme une « translation qui aboutit à se saisir des enjeux de la poésie d’Occident tout en continuant d’user des leviers décisifs de la philosophie orientale. »
On croira à lire ce qui précède que le récit de François Cheng est ésotérique, trop complexe pour qu’on y puisse cheminer sans s’égarer. Ce n’est pas le cas. Si François Cheng a accompli sur le plan intellectuel des tâches exigeantes, le discours chez lui, du moins dans ce dernier ouvrage, n’a rien de rébarbatif. Le jargon savant est exempt de ses réflexions. Bien qu’au fait de divers arcanes de la théorique littéraire et des développements ayant révolutionné les sciences humaines tout au long de sa carrière, l’éminent professeur et académicien use ici d’un langage clair et accessible. Son ouvrage s’adresse à un large public. Il y présente, je le rappelle, son parcours. C’est le parcours d’un homme qui bien entendu est un poète. Le néophyte, encore une fois, croira à tort qu’il ne pourrait rien y entendre, que la poésie est réservée à une élite. C’est mal connaître François Cheng. Ce dernier a le dessein de parler afin de communiquer une expérience. Il se raconte en toute simplicité. Comme son parcours est celui d’un homme désireux de comprendre et de saisir la nature des choses, comme il appréhende l’existence et la sienne en particulier sous un angle sensible, mais tout de même intellectuel, il n’oublie pas ce mot que Lacan lui avait jadis adressé : « Toute analyse doit être poétique. » Cheng met ce conseil en pratique. Il analyse avec son cœur.
L’itinéraire qu’il emprunte est fascinant, même la partie de son parcours précédant ses pérégrinations sur la voie d’Orphée a de quoi impressionner. Il naît en Chine, à Nanchang, en 1929. Pour le lecteur occidental, le dépaysement est garanti. Dans de très belles pages, vibrantes d’humanité et de sensibilité, Cheng remonte à ses origines, à son enfance. Il est tout jeune lorsque le Japon en juillet 1937 occupe la Mandchourie. Bientôt, pour lui et sa famille ce sera l’exode. À Chongqing où sa famille ainsi que des milliers de réfugiés se sont amassés, il faudra fuir la menace des bombardiers japonais. Toutefois, dans le tumulte de la guerre, le jeune adolescent connaîtra un moment d’illumination. Alors qu’à l’aube, afin de se rendre au lycée, il traverse une forêt que l’on pourrait dire enchantée, dans la pénombre se manifeste une Présence. Une voix se fait entendre : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé. »
Le livre de François Cheng témoigne de sa réponse à cette injonction : « Je ressens aujourd’hui la nécessité de relater l’aventure de ma création poétique, cette longue route par laquelle, contre marées et vents, j’ai rejoint le chant français. »
À travers les aléas de l’histoire, après la longue résistance de son peuple contre l’envahisseur japonais, bientôt suivie par la guerre civile où s’affrontent nationalises et communistes, tout se met à changer. Le monde et lui-même se transforment. La vision d’ouverture du jeune poète en herbe « se heurtera brutalement à la réalité humaine. […] La société de l’ancienne Chine, pourrie jusqu’à l’os, sombre dans l’anarchie. » Le jeune adolescent connaît un sort analogue. Il se désorganise. Le voici en proie à ses démons. « Personnellement, comme glissant sur une pente fatale, je deviens un inadapté, en proie à la peur, au découragement, à une perpétuelle angoisse existentielle, tout cela sur fond d’une sourde révolte contre les ordres établis. »
À dix-huit ans, il fugue. Durant plusieurs mois, il erre, ne donnant à ses parents aucune nouvelle. L’enfant prodigue, « amaigri et malade », à son retour est accueilli avec bienveillance par sa famille.
Puis, son père, fonctionnaire d’État, est mandaté à Paris pour participer à une « conférence internationale qui sera le prélude à la fondation de l’UNESCO. » Il emmène son fils avec lui. Le changement de régime en Chine contraindra bientôt les Cheng à l’exil. Alors que le reste de la famille ira tenter sa chance aux États-Unis, le jeune poète reste en France. Commencera pour lui un long travail d’apprentissage. Lui qui ne savait pas même dire « bonjour » en français se met à l’étude. Il trouve de petits boulots, subsiste de peine et de misère, fréquente en hiver les cafés et les bibliothèques pour se tenir au chaud, les fréquentant aussi durant les saisons plus chaudes, pour lire et se familiariser avec la langue française. Il rencontre des artistes.
Le témoignage de François Cheng plaira à ceux et celles qui s’intéressent de près à la poésie et aux arts en général. Il fait la part belle au poète autrichien Rilke à qui il doit plus ou moins sa poétique, laquelle accorde une importance primordiale à l’Ouvert, notion héritée de Hölderlin, elle-même en lien étroit avec la voie orphique. Cheng écrit : « […] je suis persuadé que c’est seulement par la poésie, le Verbe le plus incarné, que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui les mène au néant, à condition qu’ils rejoignent le lyrisme le plus élevé que les meilleurs de leurs prédécesseurs ont atteint. Ce lyrisme, évidemment étranger à tout sentimentalisme, prenant en charge la profonde vérité de la mort, faisant jaillir les irrépressibles étincelles de la vie, est à même de donner un sens à leur destinée. »
Outre le vibrant hommage qu’il rend à la langue française, l’auteur, membre de l’Académie française, non pour « donner une leçon scolaire, mais pour dire comment [il a] reçu, vécu cette évolution de la poésie française », nous permet de découvrir ou de redécouvrir les principaux chantres français de la voie orphique. Ils ont pour nom Hugo, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue, Claudel, etc. Cheng les cite abondamment, donnant de larges extraits de leurs poèmes, parfois des poèmes entiers. L’auteur a aussi fait d’importantes rencontres. Il s’est lié d’amitié avec d’éminents écrivains. Dans son récit, on en rencontre plusieurs, dont Gide, Vercors et Lacan. Les poètes Michaux, Emmanuel et Bonnefoy l’ont également marqué. Cheng leur consacre quelques pages. Il a un mot pour chacun, commente leur rapport à la voie orphique et donne aussi à lire leurs poèmes. Vers la fin de son récit, le poète offre en une gerbe légère quelques-uns des siens. En voici un.
N’oublions pas nos morts ni notre propre mort,
C’est le devoir-mourir qui nous pousse vers l’élan.
De l’indicible au chant, notre voix est orphique,
Transmuant les absents en d’ardentes présences.
Homme de symbiose, François Cheng a su unir la voie orphique et l’appel christique à « une vision presque taoïste. » Il a écrit en français des poèmes quasiment chinois. C’est le miracle qu’il a réussi à accomplir. Comme l’écrivait André Velter, il est parvenu à « changer de l’or en or ».

P.S. Un lecteur avisé, mon bon ami Claude Paradis, me fait savoir que ce que j’ai appelé un calligramme est en réalité un sceau. Sur la quatrième de couverture on indique qu’il est l’œuvre de François Cheng. Huang Yuan-quian l’a gravé.
On voit que tu apprécies le livre de Cheng, que je pressens comme une lente méditation sur le long parcours de l’auteur. Chaque fois que je commence un livre de ce poète, j’ai le sentiment de devoir cheminer moi-même vers un pays intérieur, composé de lenteur et d’une attention que je qualifierais « d’amoureuse » à l’égard de ce que Cheng me fait voir ou m’invite à observer autour de moi.
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Ce livre de Cheng m’incite à mieux lire sa poésie, que je n’avais que parcourue. Je reviendrai donc prochainement « À l’orient de tout ».
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Nous avons bien besoin ici au Québec de ce grand alchimiste qui a su transformer de l’or en or. Peut-être pourrait-il nous aider à trouver une recette appétissante pour que celles et ceux qui viennent construire avec nous le pays développent cette passion de notre belle langue. Nous aurions alors moins à brandir les édits et les menaces, procédés à mon avis peu stimulants pour l’apprentissage…
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Oui, cet homme venu d’ailleurs a embrassé la culture du pays qui l’accueillait. Il n’a pas renié la sienne pour autant. Il a ajouté plus de France à la France ; et l’on pourrait souhaiter que nos hôtes fassent de même ici, que grâce à leur apport nous devenions tous de meilleurs Québécois.
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