Il avait fallu à Yves Laroche qui décidément ne laisse rien au hasard, mais qui sait merveilleusement en tirer profit, beaucoup de minutie pour agencer et recoller avec autant d’intelligence des petits bouts de papier, en un lent travail dont a résulté son tout premier recueil. L’alcool des jours et des feuilles relevait du tour de force, manifestait agréablement le souci formel de l’auteur, une certaine propension au jeu, ce qui chez lui ne relève en rien de ce qu’on pourrait identifier comme un manque de sérieux.Avec son deuxième recueil, Laroche accomplit à nouveau un tour de force. L’univers étant contenu, exprimé, commenté en un nombre fort restreint de vers. Cette posture poétique, à la suite de Jacques Brault, le poète l’appelle l’effet haïku. Pour citer Brault à nouveau, disons que Laroche maîtrise l’art de « rester court ». Ses poèmes sont brefs, le recueil l’est tout autant. Qui le lira en un éclair ne sera pas foudroyé par sa beauté. Il faut y mettre du temps et méditer longuement à travers tout le blanc qu’offre la page. Ce n’est pas du gaspillage de papier. C’est de la lenteur et du silence, de l’espace offert à la réflexion et au ravissement.Une vieille tradition est renouvelée. Pas de haïkus ici, mais de brefs poèmes où l’on retrouve justement l’effet haïku. La parole nomme les choses, décrit notre monde, souligne des détails, des aspects de notre quotidien. Le poète semble animé par une sorte de détachement philosophique. Il n’y a dans le verbe du presque haïku de Laroche aucune forme de débordement possible, pas de lyrisme, mais de la retenue, de la poésie au compte-gouttes, une dureté de stalagmite. Pierre sur quoi lapidaire se grave le poème. Une vieille tradition, mais que les modernes honorent encore. On n’a qu’à penser aux ouvrages de Robert Melançon, poète auquel Laroche a rendu hommage en dirigeant en 2007 un collectif sur son œuvre.Je le dis approximativement, n’ayant à la campagne où je suis que ma mémoire sur quoi me fier, il me semble que les poèmes de Melançon, de vrais haïkus ceux-ci, sont plus « naturalistes » que ceux de Laroche. Il y parle des animaux, des phénomènes naturels, pluies, vents, rayons de soleil, choses aussi du quotidien : un jardin, un mur, une cour-arrière. Tandis que chez Laroche, l’idée me paraît évoquée par l’idée elle-même, et non suscitée par la description de l’objet ou la scène croquée sur le vif. Par exemple, ce pastiche de Char (identifié comme tel) : « L’hésitation/la blessure la plus rapprochée/du silence ». Ou encore : « Les étoiles/incarnation/du futur antérieur ». Il y a de quoi réfléchir. Ces mots, ce n’est pas n’importe quoi. Et encore : « Vieillir : /intérioriser/l’horizon ». Et je pourrais citer aussi ceci, qui n’est pas sans me troubler profondément (par la pertinence et la profondeur du propos) : « Vient un temps où/le désir se confond/avec le souvenir ».Mais je m’en rends compte. Cette impression n’est qu’une impression ; elle est due, je crois, à la précision des mots et des pensées de Laroche. À vrai dire, il y a dans son recueil autant de nature souriante qu’il y en a chez Melançon (j’écris toujours de mémoire, tandis que sur les eaux froides du lac vient de se poser un petit groupe de canards : les livres du poète sont chez moi, à la ville). Oui, les deux poètes sont souriants et les deux sont intelligents, mais l’abstraction, je crois, prédomine chez le plus jeune. Poésie de l’intellect, oui, mais de l’intellect sensible, amusé et qui s’amuse à dire les choses comme il les dit. Il y a de l’humour dans ce recueil. J’en veux pour preuve les vers suivants : « Les pensées de la voisine/ont filé/à l’anglaise ». Et : « En état d’ébriété/il peint les rêves/de son grand-père ». Le recueil se termine même sur une note plutôt amusante ; j’y vois, je ne sais trop pourquoi, un trait d’esprit digne d’André Breton : « Une inconnue essaie de me convaincre/que je ne suis pas/Yves Laroche ».Ce recueil si bref, je n’ai pas souligné suffisamment ses mérites. Outre la composition remarquable (sur chaque page, un titre : il chapeaute deux poèmes brefs ; les liens qui les unissent sont fins), outre la maîtrise de la forme brève (nulle défaillance, nulle facilité, nulle afféterie), ce qui me séduit c’est la capacité qu’a le poète de varier à ce point le parcours qu’il propose. Dans son Art poétique, le trop poussiéreux Boileau, du moins aux yeux de certains, écrivait : « Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère/Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ! » Cette leçon, accommodée aux exigences actuelles, n’a rien perdu de sa pertinence.J’ai déjà dit ce qui me plaisait, l’agrément que me procure cette poésie. Je terminerai en donnant quelques exemples de sa profondeur, afin d’illustrer non pas sa sévérité, mais sa gravité : « Le rêve s’évapore/avant de toucher/terre ». Je ne commente pas. « Je mesure mon éloignement/à l’ordinaire/de tes yeux ». Pour obtenir pareil résultat, un romancier noircirait toute une page, montrerait le retour de l’homme dans sa maison, décrirait le regard éteint de celle qui l’accueille si froidement. Des richesses de cet ordre, voilà ce que l’on trouve dans ce petit recueil. Il divertit, il enrichit ses lecteurs. Ce n’est pas rien. « Le Tibet/emblème de la poésie/ce lieu sans lieu ». Je me tais.